Le premier iPhone aurait bien pu ne jamais voir le jour. Incroyable ? Pas tant que ça, quand on se replonge dans son histoire.
C’est la caméra et l’appareil photo les plus vendus de tous les temps. L’ordinateur et l’écran les plus écoulés de l’histoire. Le lecteur audio le plus répandu et, évidemment, le téléphone le plus populaire qu’on ait jamais vu.
2.2 milliards d’iPhones ont été vendus depuis sa mise sur le marché en 2007.
Et clairement, il y a un avant et un après son invention. Aujourd’hui, on passe presque 5 heures par jour sur nos smartphones. C’est devenu une habitude : ça vous arrive encore, à vous, de passer une journée complète sans votre téléphone ? De toute la liste des inventions humaines, il y en a très peu qui ont atteint ce niveau d’adoption. Il y a les habits, les lunettes si on a mauvaise vue, et le téléphone.
Alors, comment est-ce qu’on développe un produit qui va changer le monde ?
Si la créativité dans le cadre business vous intéresse, consultez mon dossier complet !
Aux origines du premier iPhone
Pour comprendre d’où vient l’iPhone, il faut revenir 4 ans en arrière. Depuis le retour de Steve Jobs aux manettes, Apple ne fait plus de tests utilisateurs, il préfère montrer aux consommateurs ce qu’ils veulent (c’est un mythe, mais c’est pas notre sujet du jour).
La conséquence la plus directe, c’est que le laboratoire de test et sa vitre sans tain sont désaffectés. Et c’est dans ce bâtiment terne et sans fenêtre que les fondations de l’iPhone vont être coulées. C’est là que se retrouvent, dans le plus grand secret, quelques informaticiens et développeurs produit, avec l’ambition de révolutionner la façon dont les humains interagissent avec les machines.
Dans ce petit groupe, il y avait Bas Ording et Imran Chaudhri, qui s’étaient fait les dents en retravaillant l’interface utilisateur du Mac. Et Greg Christie, leur chef, qui avait rejoint Apple pour développer le Newton, le PDA mort-né de la firme à la pomme.
Il y avait aussi Brian Huppi, arrivé chez Apple par vénération pour ce que Steve Jobs avait accompli en créant le Macintosh, et qui s’ennuyait ferme au final à développer les générations successives d’iBooks, l’ordi portable made in Cupertino.
Une équipe de « pirates »
Brian Huppi Duncan Kerr
Du coup, pour pimenter son quotidien, Brian s’est rapproché de Duncan Kerr, un ancien d’IDEO et un pionnier du Design Thinking, qui travaillait à l’époque dans le département de design industriel d’Apple. Ces deux là avaient un rêve : remettre l’utilisateur au centre de tout. Et donc révolutionner l’interaction entre humains et machines.
Ensuite il y avait Joshua Strickson, fraîche recrue en provenance du MIT. Pour ses travaux de fin d’étude de Master, Joshua avait mis au point un tracker laser capable de suivre le contact de plusieurs doigts en même temps sur une interface. Et vous allez voir que, ça pourrait être utile pour la suite.
On est début 2003. Apple vient de perdre de l’argent pour la première fois depuis le retour de Steve Jobs aux manettes. L’iMac est au mieux stagnant, et l’iPod n’a pas encore explosé. Et au contraire du tout jeune Google, Apple n’a rien d’une start-up fourmillant de petits jeunes pleins d’appétit. C’est une bande d’hommes blancs d’âge moyen, dont beaucoup s’habillent exactement comme Jobs.
Ce qui rassemble l’équipe qui se retrouve en cachette dans le bâtiment désaffecté, c’est d’être différents de ce stéréotype. Ils sont européens ou viennent de la côte Est. Ils ont entre 25 et 30 ans, et c’est pas des historiques de Cupertino.
ENRI : Explorer de Nouvelles Riches Interactions
Rassembler un petit groupe d’horizons variés, à l’époque, c’était pas du tout dans les habitudes de la maison. Apple était complètement organisé en silos indépendants, ce qui rendait la pollinisation croisée totalement impossible.
Cette diversité va être leur richesse, et ça, dès la phase d’empathie. L’empathie, en design thinking, c’est le moment où on se projette dans les baskets de l’utilisateur, pour identifier, explorer et comprendre ses problèmes.
Et c’est comme ça que, pendant 6 mois, la fine troupe a gratté ses propres démangeaisons (ça se traduit pas hyper bien, mais c’est le fameux « scratch your own itches » des Start-Ups). Ils s’expliquaient les uns les autres, en quoi ça les frustrait, d’interagir avec un ordi, ils partaient dans tous les sens, avant de chercher à converger vers le coeur du problème.
Les deux sujets qui revenaient le plus souvent c’était le scroll et le zoom. Deux frustrations bien pénibles, à l’époque où l’explosion d’internet se heurtait aux limites de la souris et du clavier.
Le produit (externe) qui va inspirer le premier iPhone
Il se trouve qu’une de leurs collègues, Tina Huang, avait un drôle d’objet sur son bureau qui remplaçait la souris pour ceux qui avaient des problèmes de poignet. Un TrackPad fait par une petite boite du Delaware, FingerWorks.
Cette start-up, fondée par Wayne Westerman, avait eu plusieurs rencontres avec Apple. Mais le marketing de la firme à la pomme voyait pas d’usage pour leur technologie de suivi multidoigt. Et pourtant, il y avait déjà dans le produit de FingerWorks deux fonctions qui doivent vous être familières : pincer pour zoomer, et scroller avec deux doigts.
Lancés dans le troisième temps de leur démarche de Design Thinking, une phase d’Idéation galopante, la petite bande secrète d’Apple fait germer un rêve. Appliquer cette technologie non pas à un trackpad opaque, mais à un écran tactile transparent.
Ils cherchent donc tout de suite à prototyper ce rêve. Et ils vont trouver leur inspiration en farfouillant sur internet. Ils placent un vidéoprojecteur au dessus d’une table pour projeter un écran de mac sur le trackpad opaque. En ajoutant une feuille de papier blanche par dessus, ils finalisent un premier prototype, rudimentaire mais parfaitement fonctionnel ! Ce qui est exactement ce qu’on cherche en Design Thinking. La phase de test pouvait commencer.
Premiers prototypes
Bas Ording et Imran Chaudhri en font leur terrain de jeux. Ils disparaissent des jours entiers dans le bâtiment désaffecté, oublient de manger ou de dormir. Ils créent des cartes où on peut zoomer avec deux doigts et des images qu’on peut déplacer sur l’écran en les poussant avec ses doigts.
Tout ça, toujours dans le plus grand secret. Mais leurs travaux deviennent trop cools pour êtres gardés à l’ombre, la petite troupe décide de les montrer à Jony Ive, le puissant patron du design d’Apple. Ive, lui, ne veut pas en parler tout de suite à Steve Jobs.
Sa conviction, c’est qu’une idée est fragile et qu’elle doit être protégée. Là encore, un concept clé en Design Thinking !
Du coup, les pirates du bâtiment désaffecté continuent d’itérer, jusqu’à prouver par l’exemple que de toucher, déplacer et lancer c’est beaucoup plus pratique que de cliquer et de taper au clavier.
Jony Ive est convaincu, il faut montrer ça au grand patron.
Le premier Smartphone (spoiler : ce n’est pas un iPhone)
Bon, vous connaissez l’histoire pas vrai ? Un jour, un visionnaire à la tête d’une des plus grandes boites tech’ du monde décide que le futur c’est de combiner un téléphone avec un ordinateur. Que l’utilisation doit être intuitive. Avec un écran tactile, et des icônes sur une page d’accueil qu’on activerait d’un geste.
Oh bien sur, la technologie était pas tout à fait prête, alors il a fait cavaler ses équipes. Ca a failli pas marcher. Mais au dernier moment, le miracle a eu lieu, et le jour de la démo, toutes les pièces du puzzle se sont merveilleusement assemblées.
Notre visionnaire a pu monter sur scène et promettre un téléphone qui changerait tout. Le smartphone était né.
Mais voilà, tout ça, ça se passe pas en 2007, mais en 1993. Le visionnaire, c’est Franck Canova, pas Steve Jobs. Et la boite c’est IBM, pas Apple !
Le premier smartphone, c’est pas l’iPhone, mais le Simon, breveté en 1992, un an avant l’ouverture au public du world wide web. Et son successeur, le Neon – qui ne sera d’ailleurs jamais mis sur le marché – ajoutait à tout ça un écran qui pivotait quand vous tourniez le téléphone.
Canova avait bien fait les choses : il avait programmé une application de cartographie et un GPS. Il y avait même des jeux ! Mais des décennies avant le Cloud et les supports de stockage miniature, son App Store était un magasin en dur, et il fallait ajouter des cartouches pour ajouter des fonctions.
Bien avant le premier Smartphone et le premier iPhone : les produits imaginaires
Tiens d’ailleurs, tant qu’on en est à faire un peu d’histoire, il y a pas que le premier Smartphone sur lequel on se planterait spontanément si on devait le dater.
Par exemple, le premier Facetime il remonte à quand d’après vous ? Eh ben ouais, 1879. Dans cette gravure, on voit un couple utiliser un « Téléphonoscope d’Edison » pour appeler ses enfants en visio, et voir comment se passent leurs vacances.
La société dépendante de son téléphone portable, c’était d’ailleurs une vision dès 1907, madame recevant des messages de son amant pendant que monsieur s’intéresse aux derniers résultats sportifs.
Le « Ericsson » originel, longtemps avant de devenir Sony-Ericsson avait installé un téléphone dans la voiture de sa femme dès 1910, tandis qu’un inventeur finlandais du nom d’Eric Tigerstedt avait breveté le premier téléphone vraiment portable dès 1917.
Et, tant qu’on y est, il y a une sorte de YouTube dans un bouquin d’Albert Robida en 1890 !
La science-fiction a aussi joué un rôle important dans le développement des Smartphones, de Star Trek et son Tricorder au Newspad de 2001 l’Odyssée de l’Espace, qui ressemble quand même furieusement à un iPad.
Avant le premier iPhone, les premiers Smartphones (revendiquant ce nom)
Mais le problème reste le même pour le Simon en 1993 que pour les Téléphonoscopes imaginés au 19ème siècle. La technologie est pas encore prête, et les trajectoires du téléphone et de l’ordinateur n’arrivent pas encore à se rencontrer.
Le Simon ne s’est jamais attribué le nom de « Smartphone », par contre, Ericsson le fera en 1999 avec son R380, dont le clavier à clapet cachait un écran tactile. Et en 1998, une boîte appelée InfoGear a même commercialisé un appareil 3-en-1 : « internet, écran tactile, téléphone » appelé… iPhone. Mais évidemment, va te balader avec un truc pareil !
Le paradoxe, c’est que sans tous ces précurseurs, l’iPhone n’aurait jamais pu exister. Mais si un seul avait vraiment cartonné, l’iPhone n’aurait pas pu exister non plus !
Le Simon, ça a été un flop commercial. 50’000 unités écoulées, pendant les 6 mois où il a été vendu avant qu’IBM ne l’abandonne. Il était cher, 895 dollars pièce, lourd, encombrant, pas encore équipé du Wi-Fi, pas capable de jouer des vidéos ou de la musique, et ses jeux étaient rudimentaires. Et il était moche, de l’aveu même de son créateur !
Si je vous raconte tout ça, c’est pour souligner encore une fois qu’une invention même géniale, ça n’arrive pas au milieu du désert. L’iPhone va changer le monde, mais c’est une innovation de convergence, rendue possible par une approche bien structurée. Et par un concours de circonstances technologiques favorables, ça joue aussi.
L’ancêtre de l’iPad
Mais revenons à Jony Ive, et à sa décision de présenter les travaux du petit groupe de pirates à Steve Jobs.
On est à l’été 2003, et le moins qu’on puisse dire, c’est que Steve Jobs a tout de suite été… Ben pas impressionné du tout en fait. Pour lui cette idée n’avait aucune valeur. Ca ressemble à un projet scientifique, alors que le patron d’Apple lui, ce qu’il veut c’était des produits.
Mais Ive n’abandonne l’idée, et continue de la défendre. Jobs va d’ailleurs rapidement changer d’avis.
Il valide le projet et lui donne un cadre : il veut un morceau de verre sur lequel il puisse lire ses emails. Pour tout dire, Steve Jobs va finir par tellement aimer l’idée d’un écran multi-tactile, qu’il prétendra en interview plusieurs années après, que c’est la sienne !
Toujours est il que le projet de la tablette tactile était né, nom de code, Q79.
Q79, le premier projet d’iPhone…
L’équipe reprend ses itérations. Le premier chantier, c’est de trouver une solution pour faire évoluer le TrackPad opaque en écran transparent, et c’est Josh Strickon qui s’y colle. Pour commencer, il cherche à réduire le nombre de puces, qu’on pouvait planquer avant dans le pad opaque, mais plus maintenant, sous un écran.
Strickon va trouver son inspiration dans les travaux de Sony, qui développait à l’époque un concept similaire avec son SmartSkin. Au lieu d’avoir une puce par pixel, cette nouvelle approche plaçait des électrodes en lignes et en colonnes. Strickon bricole un prototype avec un bout de verre et du ruban de cuivre, et ça fonctionne ! Encore une fois, on retrouve l’approche du prototypage rapide, même rudimentaire.
Il itère son prototype, à plus grande échelle, et finit par avoir un écran multi-tactile fonctionnel – bien qu’affreusement moche. Mais ça lui permet de programmer un thérémine, et de jouer un peu de musique. Enfin, de la musique…
En tout cas, ça reste comme la première chose dont était capable ce lointain ancêtre de l’iPad. Les composants surchauffent tellement, que la batterie tient à peine deux minutes, mais ça fonctionne.
… qui n’est pas encore un téléphone !
Notez bien, qu’à ce point de l’histoire, ça ne traverse l’esprit de personne que ce truc pourrait un jour devenir un téléphone !
De fait ça devient même un peu un problème. La petite équipe de rebelles était lachée dans le grand bain, et ça leur plaisait pas plus que ça – c’est un euphémisme. Mais surtout, elle ne savait plus trop ce qu’elle développait. Un Mac qu’on pouvait toucher ? Un appareil mobile totalement nouveau ?
Ceux qui avaient le plus de mal à visualiser où Q79 pouvait bien mener, c’était l’équipe marketing d’Apple. Pourquoi qui que ce soit voudrait de cette chose ? Du coup, quand on leur demandait de préparer un plan pour la commercialisation, tout ce qu’ils imaginaient, c’était d’en faire une sorte de cadre photo numérique pour agents immobiliers.
Alors oui, entretemps, l’équipe produit avait trouvé un fournisseur pour fabriquer les puces nécessaires à la tablette – Broadcom – et un fournisseur Taïwanais pour l’écran LCD – WinTech. Mais côté logiciel, il y avait pas de direction claire, et du côté des équipes iBook, on trouvait que le TrackPad d’Apple était somme toute déjà pas mal du tout.
Et si le premier iPhone ne voyait jamais le jour ?
Surtout, il devenait évident que la tablette allait coûter cher – dans les 1’000 dollars pièce, soit l’ordre de grandeur d’un ordinateur portable. Steve Jobs lui-même commençait à penser qu’il serait impossible de vendre ce produit.
C’est d’ailleurs le moment où le patron d’Apple est diagnostiqué de son cancer du Pancreas. Il prend un peu de recul pour se soigner : comme toutes les décisions chez Apple doivent passer par lui, en son absence, le projet s’enlise.
Tout ça, ça en fait trop pour Josh Strickon. Lui, il veut construire un produit, et il lui semble de plus en plus improbable que ça arrive un jour. En 2004, le père de l’écran tactile quitte Apple, persuadé que l’entreprise n’en fera jamais rien.
Vous voyez, on en revient à la conviction de Jony Ive – une idée c’est fragile, et ça doit être protégé. Le clash des cultures entre un petit groupe de design-thinkeurs (oui, c’est un néologisme assez moche, désolé) et une grosse boite un peu encroutée (désolé les fans, Apple à l’époque c’est vraiment pas Google) nous livre au moins une leçon : innover c’est avant tout une question d’état d’esprit.
Les vertus de l’iPod
Allez, on avance de 6 mois dans l’histoire, on est maintenant fin 2004, et Steve Jobs va un peu mieux. Entretemps, Apple a un peu changé aussi. Les vaches maigres c’est fini : l’iPod est en train de casser la baraque.
Lancé en 2001, l’iPod a eu du mal à décoller. Pour charger de la musique sur son iPod, il fallait iTunes. Et iTunes ne tournait que sur les Macs, qui représentaient une toute petite fraction du marché.
Problème : cette exclusivité, c’est l’ADN d’Apple selon Steve Jobs, qui s’oppose farouchement à l’extension d’iTunes à Windows. Pourtant, dans le plus grand secret (eh oui, encore !), Tony Fadell, le responsable de la division iPod, commence à développer une version PC d’iTunes. Vous voyez qu’il y a un motif qui se répète ici : une bonne idée doit être protégée du système et peut-être aussi de l’autocrate à sa tête.
Deux ans de ventes décevantes plus tard, Steve Jobs donne son feu vert : iTunes pour Windows est lancé. Le résultat est immédiat : des centaines de millions de personnes se mettent à acheter des iPods, bien plus que les ventes cumulées de Macs dans toute l’histoire d’Apple.
Mieux, le côté tendance de l’iPod déteint sur l’ensemble de l’entreprise, et de géant aux pieds d’argile, concurrent un peu ridicule de Microsoft, Apple redevient le géant cool et branché de ses plus belles heures !
Un des pères du futur premier iPhone décroche une promotion
Tony Fadell récolte les fruits de ce succès et est promu patron de tous les nouveaux produits d’Apple. Le problème, c’est que ce succès pourrait bien être de courte durée.
Dès 2004, une nouvelle génération de téléphones arrive sur le marché, parfaitement capable de lire des mp3. Ce qui limite l’avantage concurrentiel de l’iPod à iTunes. Et vous allez voir que ça va provoquer un sacré accident industriel.
Un des fleurons de cette nouvelle génération de téléphones, c’est le Motorola Razr. Il se trouve que le PDG de Motorola, Ed Zander, s’entend bien avec Steve Jobs, qui a envisagé en 2003 d’acheter le fabricant de téléphones, avant d’y renoncer, vu le prix.
N’empêche que l’idée d’une collaboration persiste, et les deux entreprises vont se lancer dans un développement commun : le Rokr.
L’idée de fabriquer un téléphone traîne dans les couloirs d’Apple depuis 1999, mais pas de façon plus marquée que l’idée de fabriquer une voiture ou un appareil photo. Surtout, Steve Jobs déteste cette idée.
Steve Jobs déteste (mais valide) l’idée de développer un téléphone
Fabriquer un téléphone, c’est dépendre des opérateurs. C’est eux qui écrivent le cahier des charges, insupportable pour Jobs. Et l’ami Steve est encore un peu traumatisé de l’état dans lequel il a retrouvé Apple à son retour en 1997, avec plein de produits tous plus ou moins ratés. Il a rétabli le grand malade en tuant tout sauf l’iMac, et à ce stade il a peur que la firme de Cupertino se disperse à nouveau.
Alors s’il déteste l’idée, pourquoi se lancer dans un téléphone, même en collaboration avec Motorola ? Tout simplement, parce que le deal prévoit que Motorola fasse le téléphone, et Apple le logiciel, basé sur iTunes. Et Steve Jobs prévoit de rendre l’expérience utilisateur si frustrante, que les futurs acheteurs seraient pris d’une envie de balancer leur Rokr contre un mur, et d’acheter un iPod à la place.
Dans les rangs d’Apple, on prévoit un bide. Le téléphone imaginé par Motorola n’offre clairement pas les performances indispensables pour le bon fonctionnement d’iTunes.
Mais le projet a UNE vertu : à chaque réunion, les équipes d’Apple aspirent un peu plus des connaissances du marché du mobile de Motorola et de l’opérateur Cingular. C’est pas la plus élégante et la plus fairplay des phases d’empathie d’un processus de Design Thinking, mais c’est redoutablement efficace.
Quand Cingular pousse Apple à développer le premier iPhone
L’idée commence à germer côté Apple, de lancer un téléphone mais aussi un opérateur virtuel. Cingular sent le vent du boulet et va revenir vers Steve Jobs avec un tout autre deal : donnez-nous l’exclusivité de votre futur téléphone, et on vous laisse développer ce que vous voulez.
Ca résonne bien aux oreilles d’Apple.
Déjà, parce que la boite a confiance en sa capacité de se centrer sur l’utilisateur – LA composante clé du Design Thinking. Après tout, la Apple s’est construit sur sa capacité à améliorer les trucs que les gens détestent. Le dernier né, l’iPod résout le problème d’une génération de téléchargeurs, qui trouvent des chansons sur Napster et e-Mule, avant de les graver sur des CDs. Pas hyper pratique quand on se déplace ! De la même manière, l’Apple II à l’époque, était le premier ordi suffisamment pratique pour amener l’informatique chez monsieur tout le monde (à condition que monsieur soit riche).
La confiance créative, un moteur
Et ensuite, parce que le succès de l’iPod donne des ailes aux équipes de la Pomme. C’est un concept, que les frères Kelley qualifient de « Confiance Créative » dans leur bouquin du même nom. L’idée c’est que de réussir des petites étapes donne la confiance nécessaire à réussir les suivantes.
Maintenant qu’Apple s’est prouvé qu’ils savent développer de l’électronique grand public, ils se sentent capables de développer le téléphone du futur. Du coup, Tony Fadell commence à se construire une armée. Il recrute Andy Grignon, et commence à le faire travailler à une intégration du Wi-Fi sur l’iPod.
Peu de temps après, on peut « surfer » sur un iPod à cadran, en tournant la molette pour scroller la page. Tony Fadell présente le prototype au patron, et Steve Jobs… déteste l’idée à peu près autant que celle de développer un téléphone. (l’image du visionnaire en prend un coup hein ?)
Le top management d’Apple force la main à Steve Jobs
Le truc c’est qu’à ce stade, ils commencent à être nombreux chez les grands managers d’Apple à vouloir protéger l’idée. Et Steve Jobs voit revenir des vagues successives : Mike Bell est un des plus insistants. Pour lui c’est inévitable, les ordinateurs, les lecteurs MP3 et les téléphones vont converger. C’est une question de temps. Et ce temps, il préférerait le passer à intégrer un téléphone à l’iPod qu’à faire l’inverse.
Le 7 novembre 2004, Bell fait tapis. Il écrit un long mail à Steve Jobs pour lui dire qu’entre les designs de Jony Ive et les travaux de l’équipe iPod, ils ont toutes les pièces du puzzle. Et qu’ils feraient mieux de les assembler eux plutôt que de les distribuer à d’autres.
Jobs le rappelle après son mail. La conversation est houleuse. Et elle dure. Mais Bell obtient gain de cause, quelques jours plus tard, le projet iPhone est enfin lancé !
Bon alors, et notre petite équipe de pirates dans tout ça ? Josh Strickon est parti, mais les autres membres travaillent toujours sur le projet Q79. Alors oui, la tablette et son grand écran sont toujours trop chers à produire, et donc impossibles à vendre. Mais à la taille d’un téléphone, ça change la donne.
Début du (vrai) développement du premier iPhone
Q79 est réorienté : le projet doit non seulement devenir l’écran de l’iPhone, mais aussi l’iPhone tout court !
Cette réorientation est une itération « coup de fouet » pour la créativité de l’équipe. C’est à ce moment que des choses qu’on connaît tous aujourd’hui comme la page qui rebondit sur le bord quand on en atteint un bout, ou l’inertie physique du scroll sont conçues.
C’est aussi dans un exercice de créativité contrainte – une nuit pour concevoir les icônes du futur écran d’accueil – que vont naître les symboles « Téléphone », « Carnet d’Adresses », « Mail » ou « Messages » qui sont toujours là 15 ans plus tard.
Le style très dur de Steve Jobs agit de façon peut être contre-intuitive comme un stimulant pour la créativité de ses équipes. Alors est-ce que Steve Jobs était un connard ou un génie du management, je vais pas chercher à trancher aujourd’hui. Ce qui est sur par contre, c’est que les contraintes (temporelles et matérielles) qu’il impose à ses troupes sont un excellent ressort de créativité. On va retrouver ça tout au long du développement de l’iPhone, mais aussi par exemple dans l’histoire de Pixar – je vous en reparlerai une autre fois.
Créativité contrainte : quand Apollo 13 permet d’expliquer le premier iPhone
Ce principe a été théorisé par Fridolin Beisert dans son bouquin Creative Strategies. Il le qualifie de « Planting Limits », qu’on pourrait traduire littéralement par, planter des limites. L’idée, c’est que quand on a tous les moyens du monde à disposition, et tout le temps possible, on disperse notre pouvoir créatif, alors que sous la contrainte, on peut devenir beaucoup plus efficace.
Il cite notamment l’exemple d’Apollo 13. Une fois en orbite, cette mission Apollo s’est fait une énorme frayeur, quand un réservoir d’oxygène a explosé. La décision a été rapidement prise d’annuler l’alunissage et d’utiliser le module lunaire comme module de survie, pour ramener les astronautes à Terre sains et saufs.
Grâce aux réservoirs restants, ils allaient pas tomber à court d’oxygène. Par contre, à trois au lieu de deux et pendant 4 jours au lieu d’un dans le module lunaire, ils allaient produire beaucoup trop de gaz carbonique. Pour éliminer le dioxyde de carbone, les astronautes avaient des cartouches d’hydroxyde de lithium. Problème : celles-ci sont prévues pour le module de commande, et de forme cubique, alors que le module lunaire a des récepteurs de forme cylindrique.
Si vous avez déjà vu un bébé essayer de faire passer un carré dans le trou du rond, vous visualisez le problème de l’équipage d’Apollo 13.
Sauver la vie d’astronautes avec des contraintes de temps et de matériel
Les ingénieurs à terre doivent donc trouver une solution pour ne pas que leurs collègues s’asphyxient. Ils ont 24 heures, et ne peuvent utiliser que des objets et matériaux dont les astronautes disposent à bord. Un parfait exercice de créativité contrainte !
Et ils vont trouver une solution très très bricolée, mais aussi très ingénieuse. Ils conçoivent un adaptateur fait de bouts de plastique, de couvertures de manuels d’utilisation déchirées et de scotch. Et ça va sauver la vie de l’équipage d’Apollo 13.
Et si le premier iPhone était un iPod ?
Revenons à Cupertino. L’équipe du projet Q79 a emménagé – cette fois officiellement – dans le bâtiment désaffecté qu’elle squattait plus ou moins depuis plusieurs années.
Elle phosphore sur des prototypes d’iPhone en bois pour tester plusieurs configurations de disposition des icônes sur l’écran d’accueil, et déterminer la taille idéale d’une application.
Le petit groupe a de bonnes idées, mais un peu dans le désordre et à tous les bouts du problème. Ca ne raconte pas d’histoire claire, et ça énerve Steve Jobs. Il place le projet au pied du mur : en février 2005 ils ont deux semaines pour le convaincre, sinon il annule tout.
Cet ultimatum va souder l’équipe comme jamais derrière son chef, Chris Christie. Pendant ces deux semaines, ils ne quittent pas leur bâtiment. Ils dorment à peine. Mais au bout du tunnel, ils ont un premier prototype qui ressemble vraiment à un iPhone. Il y a un bouton « Home », on peut scroller et l’écran multi-tactile est fonctionnel. On peut simuler un appel, et ouvrir Safari.
Steve Jobs adhère et fait renforcer la sécurité du bâtiment. Puisque l’iPhone devient sérieux, il est temps d’appliquer les traditions paranoïaques d’Apple.
Développement des premières Apps de l’iPhone
Le développement s’accélère encore, l’équipe a trois mois pour concevoir et développer les Apps clés du projet. A quoi devrait ressembler un email, lu sur un iPhone, comment va fonctionner iTunes… Tout ça doit être prêt pour le séminaire des 100 principaux managers d’Apple, en mai.
Q79 a besoin d’un véhicule : Chris Christie hacke le dernier modèle d’iPod pour que son équipe puisse voir à quoi tout ça ressemblerait en vrai, sur un vrai appareil.
Mais en parlant d’iPod, rappelez-vous : Tony Fadell, le patron de l’équipe nouveau produits, avait lui aussi constitué une équipe et un prototype de téléphone, sur la base d’un iPod.
Du coup, quand Steve Jobs annonce pendant le séminaire qu’Apple va faire un iPhone, Fadell surfe sur l’enthousiasme général pour dévoiler qu’il a dans son département un modèle déjà parfaitement fonctionnel.
Après tout, c’est la logique même : l’iPod est un succès mondial et ses principaux concurrents sont des téléphones MP3. Intégrer un téléphone dans l’iPod leur couperait l’herbe sous le pied, tout en utilisant la marque déjà bien établie. C’est donc exactement ce que Tony Fadell et son équipe développaient, sans savoir que dans un autre bâtiment, il existait un projet Q79 qui s’était transformé en projet iPhone.
Deux projets concurrents pour le premier iPhone
On a donc deux projets parallèles d’iPhones, développés dans la même entreprise, et deux options sur la table.
Option 1, utiliser la plateforme connue et appréciée de l’iPod et y intégrer un téléphone : nom de code, P1. C’est l’option la plus accessible, technologiquement parlant, et elle a la préférence de Steve Jobs, qui envisage l’iPhone comme un téléphone amélioré, pas un ordinateur mobile. Elle est dans les mains de Tony Fadell, le papa de l’iPod, et de l’armée qu’il s’est constituée.
Option 2, intégrer un Mac dans une petite tablette tactile, qui sache aussi passer des appels : nom de code, P2. Une idée sexy, mais qui relevait d’une abstraction technologique très futuriste. Elle est confiée à Scott Forstall, et à son équipe de développeurs de Mac OS, notamment Henri Lamiraux et Richard Williamson, des anciens de NeXT, revenus chez Apple dans les valises de Steve Jobs en 1997.
Motorola ROKR, chronique d’un bide annoncé
Avec tout ça, on a tendance à l’oublier, mais au delà de ces deux options, Apple est toujours en train de développer le Rokr, en collaboration avec Motorola ! Et c’est ce projet là, qui est le plus avancé.
En septembre 2005, Steve Jobs découvre la version finale du Motorola Rokr, qu’il va devoir présenter sur scène quelques jours plus tard. Et il est atterré. C’est mauvais, très mauvais. Et ça cafouille dès la présentation, quand le téléphone ne reprend pas la chanson interrompue, juste après un coup de fil.
La réception par la presse est très négative. Wired par exemple, détourne l’imagerie de l’iPod pour expliquer comment Apple s’est planté dans les grandes largeurs avec son téléphone – iTunes.
Tout ça, ça renforce la conviction générale chez Apple que la solution doit venir d’eux, en interne. Qu’il faut aller au bout de l’iPhone, et frapper fort.
Soyons réaliste, le premier iPhone sera un iPod !
Mais pour frapper fort, il faut se concentrer sur ce qui est faisable, et ça c’est clairement plus P1 que P2. Steve Jobs garde donc les deux projets parallèles sur le feu, mais dirige le plus gros de sa force de frappe sur P1.
Bas Ording et Imran Chaudhri, les pirates originels sont détachés vers P1 pour concevoir l’interface utilisateur de l’iPod-Téléphone. Et le chantier est vaste, il faut trouver une façon de taper des numéros, sélectionner des contacts et surfer sur le web en utilisant la molette de l’iPod.
Les deux Ps, P1 et P2 sont intégrés dans un projet global appelé projet Purple, et tout ce petit monde emménage dans le bâtiment où travaille notre petite troupe depuis le début. Le bâtiment se transforme en dortoir : ces ingénieurs vont entrer dans un long tunnel, il y aura beaucoup de divorces, on ira jusqu’à reprocher à certains de prendre des dimanches de liberté pour l’anniversaire de leurs enfants, et il y aura quelques problèmes de santé sévères dans les rangs des développeurs.
Pour ne pas arranger les choses, la sécurité renforcée autour du bâtiment interdit l’accès à ces données potentiellement sensibles aux femmes de ménage. Et ça commence à puer sérieusement.
Mais comme le premier ultimatum autour du projet Q79, cette atmosphère spéciale va souder les équipes. Et la rivalité féroce entre P1 et P2 va être un aiguillon constant. D’un point de vue de gestion humaine, et de gestion de l’innovation, c’est probablement pas une excellente école, puisque le projet va littéralement cramer les équipes. Mais à court terme, c’est à ce prix et ce sacrifice qu’Apple a conçu le produit le plus rentable de tous les temps – devant la cigarette Marlboro.
Une expérience utilisateur catastrophique
Du côté de P1, on conçoit un nouveau prototype. Un iPod qui puisse switcher entre son mode normal, et un mode téléphone. Dans le mode normal, les boutons de gestion de la musique seraient éclairés en bleu. Et en changeant de mode, les contrôles du téléphone apparaissent en orange.
L’équipe intègre une radio dans le design, et le prototype est fonctionnel : il permet de passer des appels et de recevoir des messages. Le problème, c’est l’expérience utilisateur.
Les développeurs testent un alphabet à molette, couplé à un prédicteur de termes, similaire au T9. Mais cette version digitale du téléphone à cadran est vraiment impraticable, et l’équipe a beau itérer encore et encore, sous la pression de Steve Jobs, il devient évident que ce projet ne va nulle part.
N’empêche, qu’il restera dans l’histoire que le premier téléphone fonctionnel entièrement conçu par Apple n’est pas l’iPhone tel qu’on le connaît aujourd’hui, mais son cousin Steampunk, le Smartphone à molette d’iPod.
L’erreur, un moteur de créativité
Bon. A ce stade, on a vu que le Motorola Rokr s’est planté, et que l’iPod-Téléphone s’est planté. Et je vous ai montré comment Steve Jobs s’est planté tout au long du projet, depuis le début où il croyait pas à la tablette tactile, jusqu’au moment où il a misé le gros de sa force de frappe sur le mauvais cheval, en passant par toute la période où il était farouchement opposé à l’idée de développer un téléphone.
Mais je vous raconte pas ça pour se foutre de lui, et déboulonner sa statue d’inventeur unique de toutes les révolutions informatiques de ce monde. Non, le message ici, c’est que l’erreur fait partie du succès. Se planter, c’est la preuve qu’on ose. Et accepter l’erreur et les échecs comme une partie intégrante du processus créatif, c’est justement la garantie d’être créatif.
Steve Jobs rebat les cartes. Il entérine l’échec et enterre P1, et la force de frappe est réorientée vers P2. Les équipes de P2, Forstall en tête se concentrent sur le logiciel du futur iPhone, et les équipes de feu P1, reprennent le développement matériel du « Mac tactile » sous la direction de Tony Fadell.
Quand le marketing d’Apple se met en travers de la route du premier iPhone
La plus grande menace pour le projet d’iPhone vient d’ailleurs, en la personne de Phil Schiller. Pour le patron du marketing d’Apple, tout le monde se plante. Forstall, Fadell, Jobs, les pirates de Q79 et les autres, tous dans le même sac.
Ce qui cartonne à l’époque dans le monde des téléphones, c’est le Blackberry. Et le Blackberry a un clavier, ce que n’a pas l’embryon d’iPhone. Schiller se met en travers, il use de tout son poids pour convaincre la boite que P1, P2 ou P153, peu importe ce qu’il reste dans le projet Purple, il FAUT un clavier en dur.
Cet épisode est un peu plus qu’une anecdote, c’est un signe de ce qu’il faut éviter dans un processus créatif. Un peu comme la célèbre anecdote d’Henri Ford, qui disait que s’il avait demandé aux gens quel type de voiture ils voulaient au début du 20ème siècle, ils lui auraient répondu des chevaux plus rapides.
Les utilisateurs tout comme le marché en général sont de très mauvais futurologues. C’est pour ça qu’il faut pas leur demander de prédire la solution, mais plutôt de décrire leurs problèmes.
Heureusement pour l’iPhone, Steve Jobs recadre Schiller, et le projet Purple peut continuer, sans incorporer un Ersatz de Blackberry.
Finaliser le cahier des charges de l’iPhone 2G
Les gué-guerres entre les équipes de P1 et P2 repartent de plus belle. Côté P1 on pense que le logiciel de l’iPhone devrait être simple comme celui de l’iPod et basé sur Linux. Côté P2, on veut faire tenir Mac OS sur un téléphone. Même une fois que la décision était prise de partir plutôt sur la tablette, il fallait encore trancher philosophiquement entre l’idée de faire un iPod qui soit aussi un téléphone, ou un ordinateur qui soit aussi un téléphone.
Et la version ordi-phone partait de loin. Sur le tout premier prototype, le simple démarrage prenait plusieurs minutes. Alors qu’évidemment la version iPod Linux démarrait en un claquement de doigts.
Là encore, c’est une démonstration simple qui a fait gagner l’outsider : une fois lancé, la version OS X du logiciel intègre ce suivi parfait du doigt, le scroll hyper fidèle déclenche un effet WOW, dont est incapable son homologue simplifié.
On est début 2006 et le cahier des charges du futur iPhone est enfin clair.
Développer les prototypes pour créer l’iPhone 2G
La tâche n’en est pas moins colossale. Maintenant, il faut développer dans le dernier détail, chacune des idées prototypées. Chaque jour amène son nouveau challenge créatif.
Par exemple, comment déverrouiller l’iPhone, sans utiliser de bouton externe ? Encore un exercice de créativité contrainte, imposé par Steve Jobs qui détestait les boutons sur le côté. Mais un écran toujours activé risque de passer des appels depuis votre poche, ou tout simplement de vider sa batterie pour rien.
L’inspiration viendra des toilettes d’un avion : un loquet à tirer, pour déverrouiller. Enfin, sa version numérique. Comment s’assurer que ça fonctionne ? Imran Chaudhri confie un prototype à sa fille, encore bébé. Et il constate que même elle, elle arrive à déverrouiller un iPhone de cette manière. Mission accomplie, grâce au triptyque : Créativité, Prototypage rapide, Test.
Les boutons du premier iPhone
Toujours au niveau des boutons, Steve Jobs milite pour deux boutons. Le bouton « Home » qui a survécu jusqu’à l’iPhone X, et un bouton pour revenir en arrière, comme sur les téléphones Androïd actuels.
Les développeurs eux, pensent qu’il faut avoir un seul bouton, qui fasse toujours la même chose. Appuyez une fois dessus, il vous emmène à l’accueil, où que vous soyez. Appuyez deux fois dessus, et il vous montre toutes vos Apps ouvertes, une fonctionnalité directement inspirée de Minority Report.
Un bouton « retour » lui, ferait quelque chose de différent à chaque fois, ce qui se ferait au détriment de la simplicité. Steve Jobs s’incline, il n’y aura qu’un bouton.
Pour le reste, il y avait un principe simple : le skeuomorphisme. C’est à dire que toutes les versions numériques d’une interaction devaient se comporter exactement comme leur équivalent physique, pour que les utilisateurs comprennent tout de suite l’iPhone. Par exemple, le fameux scroll à inertie dans le carnet d’adresses, qui fonctionne exactement comme dans la vraie vie.
Tuer le WAP
Prochain mur à abattre : celui du WAP. Si vous avez moins de 30 ans, ça vous parle pas, mais du temps des premiers téléphones dotés d’internet, on n’allait pas sur les vrais sites internet, mais sur des versions simplifiées, uniquement sous forme de texte ou avec des images rudimentaires.
Les opérateurs étaient les premiers à aimer ce format, qui leur permettait de ne pas surcharger le réseau avec des données trop lourdes, tout en facturant des prix d’accès exorbitants. Et c’étaient eux qui filtraient le web, pour le transformer en WAP.
Les développeurs d’Apple négocient donc directement avec AT&T (le nouveau nom de Cingular) pour avoir accès au Web, et ils ont gain de cause. Ils obtiennent aussi un accès constant au réseau (avant, la connexion était un acte actif). Ca a l’air de rien, mais c’est grâce – ou à cause – de ça, qu’on peut avoir des notifications.
Ces négociations ont tué un business model très fructueux pour les opérateurs – celui où ils vendaient des sonneries et facturaient les SMS. Mais c’était à ce prix qu’ils allaient pouvoir visser un Smartphone dans nos mains, un gagnant-gagnant pour AT&T et Apple au final.
Aucun composant du futur iPhone 2G n’existe !
Du côté de Tony Fadell et de l’équipe hardware, il faut trouver des fournisseurs pour des composants qui n’existent pas. Des capteurs tactiles, des modules Wi-Fi, des écrans, des processeurs… Avec l’acquisition de FingerWorks en 2005, Apple avait les compétences théoriques en interne, mais il manquait la force de frappe pour réaliser les composants.
Pour commencer, les contraintes du design imposent de développer un tout nouveau processeur et une nouvelle antenne. Le problème, c’est que de tester un tout nouveau processeur, sur un système d’exploitation tout neuf, avec des apps toutes neuves et un hardware tout neuf, ça complique considérablement le traitement des bugs. Ca peut tout simplement venir de partout !
Et si le premier iPhone tuait le QWERTY / AZERTY ?
Les développeurs explorent aussi un temps l’option d’éliminer le QWERTY (qu’on connaît chez nous comme AZERTY ou QWERTZ en Suisse). Après tout, c’est un reliquat des machines à écrire, conçu à l’époque à dessein pour ralentir la frappe et éviter que la mécanique ne s’emmêle.
Le problème, c’est qu’Apple s’est déjà pris une sacrée volée de bois vert avec son PDA mort-né, le Newton, qui avait cette même ambition de révolutionner l’approche du clavier.
Si l’équipe des pirates originels se penche sur ce sujet, c’est parce que d’après leurs estimations, les touches seront trop petites sur l’écran du futur iPhone pour permettre de taper correctement sur un clavier QWERTY. Ils lancent une sorte de concours de design pendant deux semaines, en encourageant tout le monde à venir avec des idées aussi folles que possible.
Il y a eu des claviers de piano, des claviers à cordes, à bulles, à slide, à actionner avec deux doigts… Et c’est Ken Kocienda qui a remporté ce concours, allant jusqu’à concevoir des petits jeux pour que les futurs utilisateurs puissent apprivoiser la nouvelle bestiole.
Mais voilà : Steve Jobs déteste l’idée. Rejetée, catégoriquement, cette fois pas de négociation possible.
Du coup les développeurs conçoivent le système qu’on connaît toujours aujourd’hui : un algorithme intègre nos fautes de frappe pour deviner les lettres voisines qu’on aurait voulu toucher.
Le secret autour du projet Purple complique le développement du premier iPhone
De manière générale, ce qui complique encore un peu le développement, c’est la culture absolue du secret entretenue par Steve Jobs. Les équipes de P1 ne savent pas ce que fait P2 et vice versa. Et à l’intérieur d’Apple, personne ne sait ce qu’il y a dans le projet Purple. Les différents développeurs doivent donc, en parallèle du vrai produit, développer des versions ultra-basiques qui permettent d’interagir entre les équipes, et avec les prestataires extérieurs.
Mais ça pose aussi question, un bug sur une réplique, est-ce que ça signifie forcément qu’il y aura un bug avec le vrai programme ou le vrai matériel ?
L’exemple le plus célèbre de ces répliques, c’est le Skankphone, qui était confié pour des tests au département qualité d’Apple, ou à l’opérateur réseau, AT&T.
Vers le design final de l’iPhone 2G
Et les designers dans tout ça ? Rappelez-vous, Jony Ive, leur patron, était un des premiers sponsors du projet, et Duncan Kerr, un des pirates originels. Ils étaient donc en pleine réflexion, quant au look final de l’iPhone.
Il y avait un impondérable : l’écran était la partie principale du futur smartphone. Mais ça autorisait quand même des variations de formes et de matériaux, et l’équipe laiaaw libre cours à son imagination.
Les deux designs favoris pour devenir le premier iPhone
Au final, deux modèles se dégagent, avec un favori clair : Extrudo.
Dessiné par Christopher Stringer, il s’inspire de l’iPod mini, et est fait d’aluminium extrudé (d’où son nom). Esthétiquement, c’est le préféré de tous, mais il a deux tous petits défauts : déjà il est inconfortable au contact du visage, ce qui est pas top top pour un téléphone. Pire, son design tout en aluminium rend la réception d’un signal impossible, ce qui est probablement pas une super idée, s’agissant toujours d’un téléphone. Rédhibitoire, Extrudo est éliminé.
L’autre favori pour devenir l’iPhone 2G
Le deuxième finaliste c’est « Sandwich », dessiné par Richard Howarth:
Le problème principal de ce design, c’est que les composants pas encore assez miniaturisés le forcent à être assez épais. Cette idée est donc mise au frigo, et va ressortir quelques années plus tard, au moment de designer l’iPhone 4.
Vers le design final du premier iPhone
L’équipe se remet au travail, sur la base d’un des premiers dessins de Jony Ive, et finit par aboutir au design qu’on connait tous après trois itérations.
Jony Ive a d’ailleurs déjà des idées bien arrêtées, il milite dès les prototypes pour éliminer la carte SIM et la prise Jack, sans succès.
Mais là où Ive aura gain de cause, c’est que l’iPhone devra être aussi fin que possible. Ce qui pose une contrainte dantesque sur l’équipe chargée de sourcer ses composants, à commencer par la batterie.
Le design contraint les composants du premier iPhone
Comme celle-ci doit être aussi fine et petite que possible, ça limite sa puissance. D’où la batterie inamovible des iPhones, qui garantit une puissance constante dans le temps. Les ingénieurs devaient concevoir un téléphone qui fonctionne : qu’il soit réparable n’a jamais été dans leur cahier des charges !
L’épaisseur de l’iPhone va conduire à une autre décision majeure : celle de ne pas intégrer la 3G. Trop gros, demandant trop de puissance, les récepteurs 3G ont été sacrifiés au profit du Wi-Fi.
Le design, l’écran multi tactile, le logiciel et la plupart des composants, c’étaient des histoires qui avancaient pas trop mal. Mais il y avait un problème : l’iPhone n’avait pas encore de cerveau.
Quand Samsung aide Apple à développer le premier iPhone…
En février 2006, à un an de la commercialisation de l’iPhone, Apple doit concevoir, tester et produire un processeur tout neuf. Tout sauf une mince affaire !
Heureusement, ils peuvent compter sur un partenaire fiable, qui fabrique déjà les processeurs de l’iPod : Samsung.
Le développement d’un processeur, normalement, ça prend entre un an et 18 mois. Apple donne 5 mois à Samsung, avec en plus l’obligation d’utiliser la technologie de processeurs la plus avancée de l’époque, l’ARM 11.
Mais Samsung va relever le défi, et envoyer des équipes entières d’ingénieur à Cupertino. Sans Samsung, il n’y aurait jamais eu d’iPhone. En tout cas, certainement pas dans les temps. Ironique non ?
… et que Google s’y met aussi !
En parlant de géant qui s’est penché sur le berceau de l’iPhone, il faut aussi évoquer Google. A l’époque Google et Apple sont en bons termes, et Larry Page est un des premiers à qui Steve Jobs présente son prototype de smartphone. Le patron d’Apple a une idée derrière la tête : il aimerait que le patron de Google le laisse intégrer son moteur de recherche dans l’iPhone.
Larry Page va accepter, et même aller plus loin. Pourquoi ne pas ajouter Google Maps ? Le tout est scellé d’une poignée de main, sans aucun contrat. Et une troisième App va suivre dans les semaines suivantes : YouTube.
Le sprint final est lancé. Tous les membres du projet Purple ont des iPhones de test, et sont sommés de s’en servir le plus possible. Mais l’équipe a beau identifier, traiter et éliminer les bugs, il semble improbable d’y arriver avant Janvier 2007.
Repousser le lancement c’est pas une option : sans iPhone, Apple a pas grand chose à annoncer à MacWorld. Alors les ingénieurs trouvent une parade. Ils constituent ce qu’ils baptisent une « voie dorée », qui est une suite d’actions dans un ordre très précis, dont ils savent que ça ne fera pas crasher l’iPhone. Charge à Steve Jobs de ne surtout pas dévier du script sur scène.
Et enfin, le 9 janvier 2007…
Lancement du premier iPhone à MacWorld
Vous noterez la petite blague de Steve Jobs sur l’iPod-Téléphone à cadran. Hilarant hein ? Sauf qu’on a vu qu’ils ont failli le produire pour de vrai, ce téléphone là.
Evidemment, c’est pas la fin de l’histoire. Il y aura encore 6 mois de sprint, pour finir de développer l’iPhone et corriger tous les bugs. Et ensuite le lancement marketing parfaitement orchestré. Les files d’attentes partout dans le monde. 270’000 unités vendues le premier jour – 6 fois plus que dans toute la carrière du Simon.
L’histoire de l’iPhone est en marche
Ensuite il faudra attendre 18 mois de plus pour l’intégration de la 3G et de l’App Store. Mais l’histoire est en marche, et comme on l’a vu en intro, elle sera triomphale – pour le meilleur et pour le pire.
Find more statistics at Statista
1.39 millions d’unités vendues en 2007, 10 fois plus l’année d’après, encore 2 fois plus l’année suivante. Depuis 2015, on parle d’un plateau, mais un plateau à 200 millions d’unités par an. Le terme a beaucoup été moqué, mais…
Ceci est une révolution.
Les pères du premier iPhone sont tous partis
Une révolution dont il ne reste que Jony Ive chez Apple aujourd’hui, et encore en tant que prestataire externe. Tous les autres protagonistes de cette histoire sont partis. Certains, cruellement comme Tony Fadell, dont Steve Jobs efface le nom sur scène du carnet d’adresse de son iPhone, annonçant cryptiquement pour tout le monde le divorce qui va suivre. D’autres après un lancement manqué comme Scott Forstall après Apple Maps. Andy Grignon fait un burn out. Bas Ording est parti chez Tesla, Henri Lamiraux prend sa retraite pour raisons de santé, Greg Christie et Davit Tupman s’en vont en 2014. Et le dernier des pirates originels, Imran Chaudhri, s’en va à son tour en 2017. Et évidemment, Steve Jobs est décédé en 2011.
Je vais laisser l’épilogue à Henri Lamiraux. « Qui se souciera de l’iPhone dans 20 ans ? Personne. C’est pas comme de la musique ou de l’art, la technologie sera remplacée par quelque chose de mieux. Mais ce qui restera c’est le cadre, la plateforme qu’on a créé. »
Et en parlant de plateforme, dans toute cette histoire, comme on l’a vu, il y a effectivement pas mal d’éléments dont on peut s’inspirer.
Histoire du premier iPhone, la Conclusion
Si vous voulez aller plus loin sur ce sujet, je vous recommande la lecture de trois bouquins :
- « The One Device » de Brian Merchant qui rentre dans le détail de l’histoire de l’iPhone, des mines de Lithium africaines aux usines d’assemblage en Chine
- « Creative Confidence » des frères Kelley, pour comprendre les ressorts de créativité derrière toute innovation
- « Creative Strategies » de Fridolin Beisert, qui vous donnera quelques exemples supplémentaires pour illustrer la puissance de la créativité contrainte
C’est tout pour aujourd’hui, j’espère que ce format vous a plu ! Que ce soit le cas ou pas, ça m’intéresse énormément : venez m’en parler en commentaires. Et bien sur, partagez cette vidéo avec un ami, un proche ou un comptable.
La prochaine histoire que je voudrais vous raconter comme ça, c’est celle du premier film Pixar – qui est aussi le premier film entièrement animé par ordinateur, Toy Story. Et pour la suite, si vous avez des suggestions, hésitez pas à vous lâcher dans les commentaires ! A bientôt.