Socrate disait « Je sais que je ne sais rien ». Pour ma part, je sais que je ne sais rien, et que Socrate ne sait rien : ça fait donc de moi quelqu’un de plus brillant que lui ! (ou pas). Et c’est avec ces considérations philosophiques que nous entamons notre dossier sur les questions qui font vendre.
J’ai conduit ma femme à la maternité, par un beau matin de janvier. Comme tant d’humains avant nous, nous nous apprêtions à devenir parents ! Et effectivement, notre première fille est née quelques heures plus tard. Ce jour là, mon rôle était absolument minime : il se limitait peu ou prou à ma présence. C’est évidemment mon épouse, qui a accouché. Mais l’a-t’elle vraiment fait toute seule ? Non. Elle avait à ses côtés pour l’aider des infirmières, une équipe médicale et… une sage-femme.
Arrêtons-nous un instant sur ce personnage. Quel est le rôle d’une sage-femme ? Elle supervise et conseille la future maman, pour l’aider à donner naissance à son bébé.
Ses missions sont bien entendu plus vastes mais comme ce n’est pas l’objet de mon article du jour – et qu’être papa de deux magnifiques petites filles ne fait pas pour autant de moi un expert de la question – je m’arrêterai à ce rôle prépondérant. Revenons à nos moutons !
Les femmes pourraient-elle accoucher seules ? Bien sur ! Pourtant, depuis l’antiquité, des accoucheuses (l’ancien gentilé des sage-femmes) les accompagnent et leur permettent de mettre au monde leurs enfants – et ça marche pas trop mal.
La « première sage-femme »
Il semble que la première sage-femme connue soir Phénarète. Il faut dire qu’au delà des femmes qu’elle aurait aidé à accoucher, elle a elle-même engendré un sacré rejeton : Socrate.
Il est difficile de séparer les faits de la légende, dès lors qu’on touche à Socrate. Il faut dire que le grand philosophe grec n’a laissé aucun écrit (au profit de la tradition orale). La légende donc, veut que sa mère – dont le nom signifie fort opportunément « qui fait apparaître la vertu » – exerçât le métier de sage-femme à Athènes, au Vème siècle avant notre ère.
Cette légende a ceci d’intéressant, qu’elle donne une origine à la doctrine philosophique principale de Socrate : la maïeutique.
L’art de poser des questions
La maïeutique, désignée ainsi en référence à Maïa, personnage de la mythologie grecque veillant aux accouchements, vise à interroger une personne afin qu’elle exprime (accouche) son savoir. C’est donc ni plus ni moins qu’une technique d’accouchement des esprits.
Socrate a développé, théorisé et activement pratiqué cet art, en déambulant dans les rues d’Athènes pour enseigner – ou plutôt questionner – gratuitement, qui voudrait bien lui donner la réplique. En dépit de sa célèbre maxime « je sais que je ne sais rien », l’esprit dont il faisait preuve au travers de la maïeutique lui valut l’admiration de la Pythie de Delphes (herself!), qui aurait déclaré : « il n’y a pas d’homme plus sage que Socrate ».
Aux origines de la maïeutique
Le questionnement socratique prend sa source dans un constat simple : il est (presque) impossible de convaincre quelqu’un. Ne dit-on pas qu’une personne convaincue contre son gré est en fait toujours du même avis qu’avant ? Car oui, la seule personne capable de nous convaincre, dans le fond, c’est nous-mêmes !
En posant des questions, Socrate poussait ses interlocuteurs à réfléchir au sujet. Sa réflexion étant, que de poser une bonne question permettrait à ses interlocuteurs de synthétiser leurs pensées, de les exprimer, les évaluer et d’en créer de nouvelles. Sa méthode reposait ainsi sur une écoute extrêmement attentive de chaque réponse. Ce qui permettait ensuite de poser la meilleure question possible en retour.
Je me suis essayé à un petit exercice de groupement des questions socratiques en six grandes familles. Et j’ai poussé l’audace jusqu’à vous fournir quelques exemples, loin d’être exhaustifs ! Si vous deviez vendre comme Socrate, voilà les questions que vous poseriez.
1. Les questions de clarification
Elles permettent de faire réfléchir les interlocuteurs plus en profondeur, que ce soit sur ce qu’ils pensent ou sur ce qu’ils demandent. Ces questions mettent en lumière le concept ou la pensée derrière un argument. Elles dérivent peu ou prou du classique « dites-moi en plus… »
- Pourquoi dites-vous cela ?
- Que voulez-vous dire par […] ?
- Que savons-nous déjà à ce sujet ?
- Dites vous plutôt […] ou […] ?
- Que ressentez-vous à propos de ceci ?
- Pouvez-vous m’en dire plus ?
- Quel est le lien avec ce dont nous parlions avant ?
- Pourriez-vous citer un exemple ?
2. Les questions de remise en… question
Questionner les affirmations de l’interlocuteur permet de lui faire repenser les pré-conceptions et croyances sur lesquelles il base son jugement. L’idée est de secouer l’arbre pour en faire tomber les fruits !
- Est-ce toujours le cas ?
- Est-ce que tous les […] (par exemple membre d’une communauté) pensent ainsi ?
- Sur quelles croyances (p.ex. religieuses) basez-vous votre argumentation ?
- Y a-t’il des exceptions à ce que vous venez d’affirmer ?
- Quelles hypothèses avez-vous prises ici ?
- Vous semblez supposer que […] ?
- Comment pouvez-vous vérifier ou infirmer cette supposition ?
- Pourriez-vous expliquer pourquoi […] ou comment […] ?
3. Les questions sur les preuves
Si l’interlocuteur fonde son argumentation sur des preuves, ces questions creusent le sujet et interrogent les éventuels points faibles. Elles mettent aussi en évidence les preuves mal comprises ou détournées.
- Quelles preuves avez-vous de ceci ?
- Comment savez-vous cela ?
- Pouvez-vous me donner un exemple de ceci ?
- Est-ce que ce sont des raisons suffisantes ?
- De quelle autorité vous prévalez-vous pour argumenter ainsi ?
- Y a-t’il une raison de mettre en doute ces preuves ?
- Pouvez-vous étayer ceci avec des preuves argumentées ?
- Quelles croyances sous-tendent tout ceci ?
- Comment ceci pourrait-il être réfuté ?
4. Les questions explorant les alternatives
La plupart des arguments sont donnés depuis un certain point de vue. Ces questions attaquent ce point de vue, cherchant à démontrer qu’il y en a d’autres et qu’ils sont tout aussi valables.
- De quelle autre manière pourriez-vous répondre à cela ?
- Qui pourrait voir ceci différemment ? Pourquoi ?
- Un autre point de vue est que […]. Est-ce que ça vous semble raisonnable ?
- Comment la surprise pourrait-elle s’appliquer ici ?
- Pourquoi est-ce que […] est mieux que […] ?
- Quelles sont les forces et les faiblesses de […] ?
- Quel est le contre-argument ?
- Comment est-ce que […] répondrait à ceci ?
- Quelle est la différence entre […] et […] ?
5. Les questions sur les conséquences
Les arguments énoncés peuvent avoir des implications logiques que l’on peut prédire. Est-ce que celles-ci font sens ? Sont-elles souhaitables ?
- Qu’adviendrait-il alors ?
- Qu’arriverait-il si […] ne faisait pas ceci ?
- Quelles sont les implications de […] ?
- Comment est-ce que […] s’adapte à ce qu’on a vu avant ?
- Pourquoi est-ce que […] est important ?
- Qu’arriverait-il si tout le monde faisait ou croyait à cela ?
- Que se passerait-il si […] advenait ?
6. Les questions sur la question
Ces questions remettent en cause le débat lui-même, retournant la question contre elle-même. Ceci revient à renvoyer l’argument complet à l’expéditeur (c’est le cas par exemple des célèbres tamis de Socrate)
- Quel était le sens de poser cette question ?
- Pourquoi est-ce que cette question a de l’importance ?
- Pourquoi pensez-vous que j’ai posé cette question ?
- Est-ce que ma question a du sens ? Pourquoi pas ?
- Que puis-je demander d’autre ?
- Qu’est-ce que ça signifie ?
Un héritage qui transcende les époques
Laissons un moment Socrate dans son Vème siècle avant Jésus-Christ, et avançons de deux millénaires dans l’histoire. Il faut dire que sa méthode d’argumentation, consistant en réalité à animer la discussion de notre interlocuteur avec lui-même, est un concept qui a traversé les âges.
On le retrouve de façon notoire dans la psychanalyse, depuis les origines Freudiennes, jusqu’à ses variantes Lacanistes. Le concept y est simple : le praticien pose des questions (…ou des silences ! On parlera un jour de comment un silence peut être la meilleure des questions). Le patient cherche alors à trouver les réponses en lui. Le psychanalyste sert donc – par ses questions – de catalyseur à la psyché du patient.
Freud et ses successeurs évoquent souvent dans leur travaux la puissance de cette méthode, puisque la maïeutique va accoucher les pensées de l’interlocuteur. Et ensuite les confronter à lui-même. L’interlocuteur pouvant ainsi décider lui-même de la qualité de sa position, et le cas échéant se convaincre d’en changer. Après, allez dire à un psy qu’il est en train de vendre comme Socrate, moi je vous attends ici !
Vendre comme Socrate, du pain béni pour le commercial ?
Rendez-vous compte, nous venons d’exposer une méthode grâce à laquelle notre interlocuteur pourrait se convaincre lui-même d’acheter nos produits, services ou solutions. Mais est-ce que vendre comme Socrate ce ne serait pas trop beau pour être vrai ?
Si, un peu.
Oui, il est possible d’amener par nos questions l’acheteur à se convaincre lui-même. On passe alors d’une (non-) vente de ce type :
À une approche de ce genre :
Mais ça reste encore très théorique. Pour mettre cette idée en musique, il va nous falloir revisiter la maïeutique et le questionnement socratique pour les adapter (fortement) à notre contexte.
Parce que oui, il y a une différence sensible entre les disciples grecs de Socrate du IVème siècle avant notre ère (tels Aristophane et Platon) et notre acheteur B2B, les deux pieds bien ancrés au troisième millénaire.
Quand Socrate rencontre les limites de sa méthode
Retournons un instant au temps de Socrate, dans la truculente capitale du monde civilisé de l’époque : Athènes.
Les prouesses du questionnement Socratique érigeaient leur auteur en véritable rock star de son temps. On trouvait à sa suite toujours plus de jeunes gens, imitant son style et son mode de vie, qui créeraient plus tard des écoles philosophiques ayant elles aussi traversé les âges comme le mégarisme (bon certes, pas la plus célèbre) ou le cynisme (ah!).
Ce qui rendait le style du grand homme si admirable c’était l’iconique ironie socratique. Celle-ci consistait à feindre à la fois l’ignorance et de croire que l’interlocuteur avait toutes les réponses. Ce « piège à ego » se refermait ensuite avec la même sûreté que le collet du chasseur sur l’interlocuteur, au fil du questionnement de Socrate.
Au terme de l’échange, l’interlocuteur finissait immanquablement par perdre de sa superbe et étaler selon les cas son ignorance, son incohérence ou la faiblesse de sa ligne de pensée.
Mettez-vous dans les baskets de l’interlocuteur de Socrate
Est-ce que ça n’est pas prodigieusement agaçant ? Vous argumentez avec une anguille, qui vous renvoie toutes les balles, remet en cause tout ce que vous tenez pour des faits et étale au grand jour les raccourcis coupables de votre pensée !
D’ailleurs, regardez l’image du psy que renvoie la culture populaire : une personne que l’on déteste (ou au mieux, que l’on aime détester), car elle met à jour les vérités qu’on ne se serait jamais avoués tous seuls.
Si Socrate interrogeait nos acheteurs…
Imaginez maintenant que l’on applique ce questionnement, brut de décoffrage à nos clients (surtout en B2B). Qu’on cherche vraiment, frontalement, à vendre comme Socrate. N’oubliez pas que nos interlocuteurs sont des personnes que nous sommes (normalement) amenés à revoir, de nombreuses fois, au fil du cycle de vente. Dans la plupart des cas, elles ne sont au début que marginalement à la recherche d’une nouvelle solution, et certainement pas d’un philosophe sondant le fond de leur pensée avec ironie !
Si vous deviez tracer votre cartographie des parties prenantes après votre première rencontre, où se situeraient tous vos interlocuteurs ? Bingo, dans le rouge cramoisi de l’extrême gauche de votre graphique : ils vous détesteraient. Du coup, toutes les vérités que vous auriez tirées du questionnement socratique ne vous seraient d’aucune utilité : il n’y aurait jamais de deuxième RDV !
L’amère fin de Socrate
C’est d’ailleurs (toutes proportions gardées) ainsi que se termine l’histoire de Socrate. Après avoir accompli des prouesses en tant qu’hoplite et avoir enseigné à qui voulait lui donner la réplique, le père de la philosophie s’est distingué en tant que prytane (pour faire simple, un magistrat). Il a dans ce cadre défendu des positions impopulaires, toujours avec sa méthode de questionnement ironique. Il a surtout fini par fortement déplaire aux démagogues, lassés de ce brillant caillou dans leur chaussure.
La tendance de Socrate a tout questionner – jusqu’à la représentation des divinités faites par les poètes – finit par offrir un prétexte parfait à Anytos, Mélétos et Lycon, qui lui intentent un procès pour impiété. En réalité, ce qui est reproché au philosophe, c’est l’attitude de certains de ses disciples, qui à l’instar d’Alcibiade avaient trahi la démocratie athénienne.
L’amalgame des différentes accusations finit par porter : au printemps 399, Socrate est condamné à ingérer la ciguë et s’éteint au milieu des siens.
Apprendre de Socrate (et de ses erreurs)
Je n’insinue évidemment pas qu’un commercial aurait un jour à boire un verre de poison, pour avoir échoué à vendre un projet. Mais aussi instructive soient les questions qui aiguillonneront nos interlocuteurs, il faut veiller à ne jamais franchir la barrière entre l’impertinent (et passionnant) et l’insupportable (bien que brillant).
Alors comment tirer le meilleur de la puissance du questionnement socratique sans pour autant se faire sortir au bout de quelques minutes avec du goudron et des plumes ? Comment aider le client à se convaincre lui-même ? Comment construire une relation fructueuse basée sur le gagnant-gagnant avec lui sur le long terme ?
Il y a deux réponses à ces questions cruciales. Pour vendre comme Socrate (mais en mieux), il nous faut nous connecter à l’acheteur (avec les bonnes histoires), et gérer son ascenseur émotionnel. C’est une autre histoire, et je vous promets qu’on en reparlera bientôt !
Vendre comme Socrate : la conclusion
On se demandait la semaine dernière quels éléments de la vente du camelot pouvaient nous servir en B2B, et je vous avais encouragé à vous inspirer de son état d’esprit.
On vient de voir que vendre comme Socrate n’est pas applicable tel quel, sauf à vouloir se mettre tout le monde à dos. Mais la méthode du grand philosophe présente aussi de nombreux points forts :
- Le questionnement met à jour la pensée de notre interlocuteur. On en apprend beaucoup plus sur son cheminement, sa logique, ses valeurs, ses envies, ses objectifs… Bref, sur lui !
- L’écoute active permet de rebondir intelligemment sur les réponses de l’acheteur. On va en retour pouvoir continuer de poser des questions pertinentes. Et au final, notre interlocuteur aura de nous la même impression que la Pythie de Delphes de Socrate : il nous trouvera brillants (ou au moins pertinents).
- Les bonnes questions dans la bonne séquence permettent à nos interlocuteurs de se convaincre eux-mêmes. Et lorsqu’ils se convainquent eux-mêmes ils sont surtout vraiment convaincus (ce qui n’est pas le cas sinon).
Il ne reste donc plus qu’à l’adapter à la vente B2B, à la psychologie de l’acheteur et aux péripéties du cycle de vente. Mais assurément, nous sommes sur une bonne piste !
Vous voulez devenir commercial ? Je vous aide (gratuitement) à construire votre carrière sur des bases saines (et performantes) !
Avant de se quitter :
Avez-vous avez relevé au moins une information utile en écoutant cet épisode ? Pensez-vous que vous pourriez en tirer un avantage lors d’un prochain entretien de vente ? Cet avantage est-il quantifiable ? Pensez-vous qu’il mériterait en retour quelques secondes de votre temps pour aller me mettre cinq étoiles et un commentaire sur Apple Podcast ? Ou de partager cet épisode à un ami, un proche ou un comptable ? Serez-vous là la semaine prochaine ? A jeudi prochain !
Aller vers les autres chapitres de ce dossier :
L’écoute active : cet art chinois ancestral absolument indispensable !
Comment poser des questions pertinentes, auxquelles on vous répondra sans mentir ?
Quelles sont les questions à poser, et dans quel ordre ?
Comment obtenir le droit de poser des questions ?
Comment raconter de bonnes histoires et s’en servir pour convaincre ?
Raconter ces 7 histoires va révolutionner vos entretiens commerciaux
1 réflexion au sujet de « Vendre comme Socrate, un jeu dangereux ? »