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Mediapro – LFP : Malédiction du vainqueur et Piège Abscons

Coup de tonnerre le 28 mai 2018 : la France du football de club décroche le deuxième plus gros contrat de droits télévisés au monde, juste derrière les intouchables anglais. 1,17 milliards d’euros par an, répartis entre BeIN Sports et surtout MediaPro. Sauf que, à peine 3 mois après l’entrée en vigueur du contrat, Mediapro arrête de payer. 3 autres mois plus tard, les espagnols se retirent et laissent le football français sans diffuseur. En admettant que Canal+ accepte d’ouvrir son portefeuille, ça devrait renvoyer la Ligue 1 – au mieux – à la 5ème place européenne, une courte tête devant la Turquie. Et ce qui vient de se passer, ça s’explique de façon cruellement simple. Mediapro et la LFP ont été respectivement victimes de la malédiction du vainqueur et d’un piège abscons.

Vous vous demandez ce qui peut bien passer par le sac de noeuds dans nos têtes ? Allez jeter un oeil à mon dossier sur les biais cognitifs !

La malédiction du vainqueur

Le terme de « malédiction du vainqueur » est apparu en 1969, en Alaska. A l’époque, l’état américain met aux enchères une série de lots pour un nouveau gisement de pétrole. Les différentes compagnies pétrolières enchérissent pour un total, tous lots confondus, de près de 900 millions de dollars.

Ce qui a attiré l’attention d’un trio d’ingénieurs de chez Atlantic Richfield, c’est qu’en faisant la somme des offres arrivées en deuxième position, le montant total de l’appel d’offres aurait été inférieur de 370 millions. Et au final, une fois le gisement exploité, cette estimation plus basse s’est révélée être bien plus juste. D’ailleurs, parmi les « vainqueurs » de l’appel d’offres de 1969, plusieurs entreprises on fait faillite.

Ce phénomène s’est vérifié depuis à de nombreuses reprises, par exemple, toujours dans le monde du pétrole, quand la compagnie chinoise Natural Petroleum Corporation a payé presque deux fois trop cher pour l’appel d’offres du Venezuela en 1997. Mais on le retrouve aussi dans les introductions en bourse, les enchères pour la pub au clic sur internet ou la vente de n’importe quel objet sur ebay.

L’explication statistique de la malédiction du vainqueur

En fait l’explication est toute simple. Dans des enchères, chaque participant estime l’objet ou le contrat en jeu. Et il va ensuite enchérir suivant le format, soit directement, soit pallier par pallier jusqu’au montant de son estimation. Ce que de nombreux économistes ont démontré, c’est que la moyenne des estimations est toujours très juste. Une belle preuve d’intelligence collective, en quelque sorte.

Mais si la moyenne des estimations est juste, ça veut aussi forcément dire que celui qui gagne, paye plus que cette moyenne. Et donc, paye trop cher. Le point auquel il paye trop cher, ça dépend de l’écart-type. Mais si on exclut les enchères d’objet d’art et entre particuliers pas toujours bien informés, on peut montrer un rapport très direct entre le nombre d’enchérisseurs et l’écart-type. En gros, plus il y a d’enchérisseurs, plus il y a de chances que l’un d’eux se plante, dans une proportion significative.

Vous pourrez le vérifier très facilement chez vous, dès qu’on pourra de nouveau se rassembler à au moins une bonne quinzaine pour une soirée. Mettez toutes votre petite monnaie dans un bocal, et proposez à vos invités des enchères silencieuses pour tenter de gagner le bocal. Je parie que la moyenne des offres estimera à peu de choses près le contenu du bocal. Mais le vainqueur va perdre de l’argent (à votre profit) !

Comment Mediapro a « perdu »

Bon maintenant, changeons de point de vue. On est plus du côté des enchérisseurs qui risquent de payer trop cher, mais du côté du vendeur qui justement veut vendre son bien le plus cher possible. Mettons que ce bien soit la Ligue 1 de football, et que le vendeur soir la LFP. Au hasard hein.

Le premier temps de cette entreprise, c’est de découper l’appel d’offres en lots qui soient suffisamment difficiles à estimer, pour que l’écart-type des offres soit conséquent. Mais ça c’est presque secondaire par rapport au deuxième temps : vous assurer qu’il y ait le plus d’enchérisseurs possibles.

Sur ce deuxième point, la LFP a été aidée par l’irruption de SFR avec RMC Sport dans le monde du foot en 2017, quand ils ont acheté les droits de la Ligue des Champions. Ca venait compenser l’entente un peu trop cordiale entre BeIN Sports et Canal+, et la disparition des challengers précédents de la chaine cryptée, Orange ou TPS. Mais trois acteurs c’est encore léger, alors la LFP a ratissé large, que ce soit les opérateurs téléphoniques comme Bouygues et Free ou les GAFA. Et c’est toujours la Ligue qui va aller chercher Mediapro en Espagne.

Au final, ce fameux 28 mai 2018, ils sont quatre à enchérir : Canal, BeIN, Free et Mediapro. Et c’est Mediapro qui se taille la part du lion, contre la bagatelle de 814 millions d’euros par saison.

D’un point de vue purement statistique, ils ont payé trop cher, par définition et du fait de la malédiction du vainqueur. Mais Mediapro c’est pas non plus un amateur d’art qui enchérit de façon irrationelle sur un monochrome de Whiteman. Oui, ils ont surestimé le championnat de France, mais en fait, pas tant que ça.

Un scenario alternatif

Je pourrais argumenter, en vous expliquant qu’au moment crucial, en 2018, les signaux sont quand même très positifs pour le championnat de France. La saison précédente, Monaco a fini champion et demi-finaliste de la Ligue des Champions. Et 10 jours avant l’appel d’offres, Marseille est en finale de la Ligue Europa. Donc c’est pas juste Paris et les autres ! Paris d’ailleurs, vient de mettre 400 millions sur le duo Neymar – Mbappe, et des gros investisseurs arrivent à Lille, Nice ou Lyon.

Soit, mais ça c’est des facteurs sportifs, difficiles à quantifier.

Une autre lecture de ce qui s’est passé le 28 mai 2018, c’est de retirer Mediapro de l’équation. Et en ne considérant que les offres de BeIN, Canal et Free, la LFP aurait quand même décroché un peu plus d’un milliard d’euros d’un point de vue purement factuel, et un peu moins d’un milliard si on considère que l’offre de Canal sur le lot 4 était gonflée par leur désespoir, à ce moment de l’appel d’offres, d’avoir tout perdu au profit de Mediapro.

Donc, Mediapro a surpayé, mais « seulement » de l’ordre de 25%. Le problème ne vient donc qu’en partie de la malédiction du vainqueur et du prix. Il y a aussi une dimension structurelle : les espagnols n’avaient pas les reins assez solides, pour supporter le coût du championnat français. Evidemment, il y a eu le CoVid, qui était imprévisible. Mais d’autres éléments auraient pu alarmer la LFP.

Le piège abscons dans lequel est tombée la LFP

Le 5 février 2018, Mediapro avait déjà frappé un grand coup sur la scène du foot européen, en décrochant les droits de la Serie A Italienne, pour 1,05 milliards d’euros. Sauf que Sky, son concurrent malheureux, a porté l’affaire devant les tribunaux. Et le 9 mai 2018, le tribunal de Milan suspend cette offre, pour différentes raisons tant sur le fond que sur la forme. Pour lever cette suspension, Mediapro doit apporter des garanties financières – une garantie à première demande – ou verser d’emblée le milliard d’euros à la Ligue italienne.

Mediapro ne s’exécute pas : la Ligue italienne annule le contrat, qui sera repris par Sky et Mediaset.

Cette annulation a été publiée et chroniquée par les deux grands journaux sportifs italiens, la Gazzetta dello Sport et le Corriere dello Sport. Mais soyons pas de mauvaise foi, la LFP est pas obligée de lire en italien. En France, il n’y a qu’un grand quotidien sportif, et le 29 mai – lendemain de l’appel d’offres français, l’Equipe parle de l’annulation du contrat italien. Là, ça devient dur de le rater.

Certains internautes avaient relevé le risque d'un piège abscons bien avant la LFP !

Et si des lecteurs de l’Equipe.fr se posent ce genre de questions, on pourrait s’attendre à ce que la Ligue se pose les mêmes. Si c’est pas le cas, domiche, envoie ton CV, tu vas leur faire gagner des millions.

Surtout que l’histoire se répète. En France aussi, la Ligue demande à Mediapro des garanties bancaires que Mediapro refuse, proposant à la place une caution solidaire de son actionnaire chinois. Et à l’époque, personne ne s’inquiète de la difficulté d’aller faire appliquer le droit français en Chine, en faisant payer la filiale d’une filiale de filiale d’un groupe chinois. Les dirigeants de la LFP expliquent même que puisque la Chine veut organiser le mondial 2030 de foot, elle ne va jamais prendre le risque de mettre son image en péril en étant un mauvais payeur.

Cupidité ou piège abscons ?

Pour expliquer cette litanie de décisions questionnables, Jean-Michel Blanquer a parlé il y a quelques jours de cupidité. Mais bon, taper sur le fric du foot, c’est facile. D’après moi, on est plutôt en présence d’un piège abscons.

Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois en parlent dans leur Petit traité de manipulation, en citant de nombreux exemples, des américains pendant la Guerre du Vietnam à leur héroïne attendant un bus qui n’arrivera jamais.

Un piège abscons, c’est une variante des principes d’engagement et de cohérence. Plus on essuie des pertes et des échecs et plus on va persévérer.

L’exemple donné par les auteurs est très parlant je trouve. Mettons que vous attendiez le dernier bus, un soir, tard. Il a déjà quelques minutes de retard quand un taxi passe. Mais vous ne prenez pas le taxi, vous préférez attendre votre bus. Dix minutes plus tard, toujours pas de bus, un deuxième taxi passe. Mais vous ne le prenez pas non plus, puisque si c’était pour prendre un taxi, autant prendre celui qui est passé 10 minutes plus tôt. Et au final, presqu’une heure plus tard, vous êtes rentré chez vous à pied.

Déroulement du piège abscons

Le piège abscons dans lequel est tombée la LFP (toute seule hein, c’est de la soumission librement consentie) commence avant l’appel d’offres. Rappelez-vous, c’est la LFP qui va chercher Mediapro et l’invite à enchérir. Ensuite, Mediapro gagne. On apprend que les italiens s’en méfient et préfèrent prendre moins d’argent que de signer avec les espagnols. Mais la LFP, elle, elle se dit qu’elle a pas été chercher Mediapro pour ensuite annuler son offre.

Puis, Mediapro ne fournit pas de garantie bancaire. Mediapro échoue à licencier ses droits – ce qui était son plan d’origine. Mediapro traine à annoncer comment elle compte diffuser ses matches – et finira par créer Telefoot. Ensuite Mediapro galère à trouver un accord avec les fournisseur d’accès à internet ou les bouquets télévisés. Mediapro est loin du compte en termes d’abonnement…

Tous ces éléments interviennent bien avant que le groupe espagnol arrête de payer. Et la LFP aurait pu tout arrêter plus d’une fois. Retoquer les offres ibériques. Déclarer son appel d’offres infructueux. Dénoncer la mise au point de marché qui a transformé une garantie à première demande obligatoire en caution solidaire. Forcer Mediapro à payer son milliard d’avance, ou son actionnaire chinois à déposer la caution sur un compte gelé.

Mais en fait, depuis la minute où le groupe de travail de la Ligue était allé, librement, sans aucune forme de contrainte, chercher Mediapro, le piège abscons était en place. Et l’histoire c’est un truc qui aime bien bégayer : les pièges abscons ça se finit jamais bien.

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Le piège abscons, appliqué à la vente

Alors, comment la Ligue aurait pu s’en sortir ? Attention, je voudrais pas tomber dans le Yaka Fokon. Mais pour échapper au piège abscons, il y a une solution universelle, qu’on peut tous appliquer, tous les jours. C’est le deuxième regard.

Tout le problème du groupe de travail de la Ligue, c’est que tous les acteurs majeurs du football français étaient dedans. Les dirigeants de la LFP comme les principaux présidents de clubs. Du coup, il y avait plus personne pour regarder la situation avec un regard extérieur. Quelqu’un qui n’aurait pas été victime du piège abscons, puisqu’il aurait débarqué sur le projet pour le juger avec le plus de neutralité possible.

C’est pour ça qu’avant de remettre une offre, en tant que commercial, c’est bien d’avoir un collègue ou un manager qui y jette un oeil, sans connaître le contexte. Que dans la phase de négociation contractuelle, c’est une bonne chose d’emmener un responsable exécution qui débarque sur le projet. Pour qu’il pose toutes les questions qu’on relève plus, qu’il s’étonne de toutes les concessions qu’on fait inconsciemment. Bref, pour qu’il lève les lièvres.

Si par exemple, quelqu’un avait revu les résultats de l’appel d’offres en juin 2018. En faisant, rationnellement, une analyse coûts / bénéfices, peut être qu’il aurait estimé qu’il valait mieux « se contenter » d’un milliard en sortant Mediapro de l’équation au profit de Canal et BeIN, qui avaient déjà prouvé être solvables. Ou encore, si un responsable administratif nouveau avait coordonné la discussion contractuelle, il se serait peut-être dit que pour des droits devant s’appliquer en 2020, il avait encore largement le temps de relancer un appel d’offres, plutôt que d’accepter de se passer d’une garantie bancaire à première demande.

Mais non, la LFP est restée dans le piège abscons qu’elle s’était construite toute seule. Et je pense que ça peut nous servir de leçon à tous !

Malédiction du Vainqueur et Piège Abscons : Conclusion

Pour conclure, on peut dire que Mediapro a été victime de la malédiction du vainqueur et a probablement surpayé les droits du foot français de presque 20%. Mais on peut aussi estimer que la LFP s’est enferrée dans un piège abscons, et qu’elle a pas réalisé qu’à ne pas se contenter d’une hausse de presque 300 millions de son gâteau de droits télévisés, elle s’est en fait condamnée à une baisse de 160 millions par an. C’est ballot.

En attendant, si cet épisode vous a plu, vous pouvez le partager à un ami, un proche, ou au comptable de la LFP ! A bientôt.

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